Aujourd’hui, le site Jolie Bobine vous propose de revenir sur les liens entre cinéma français et cinéma américain. Genre, modèle ou Eldorado commercial et esthétique, l’industrie d’outre-Atlantique (qu’elle soit hollywoodienne ou indépendante) fascine les cinéastes et les critiques de la vieille France. Tout comme le savoir-faire des auteurs hexagonaux intrigue leurs pairs américains. Chronique d’une relation tumultueuse.
La relation entre les cinémas français et américains, voire entre les cinématographies (la manière de faire du cinéma avec ce que cela implique comme codes narratifs et esthétiques) est multiple. D’aucuns pourraient estimer que les premiers liens prennent racine dès l’invention du medium, avec la guerre larvée entre le cinématographe des frères Lumière et le kinétographe de Thomas Edison. Puis avec les conflits économiques qui s’ensuivirent entre Pathé, première firme cinématographique mondiale, détentrice du brevet des Lumière, et la Motion Picture Patent Company, aussi connue sous le nom de, encore lui, Trust Edison, regroupement de neuf majors avec pour objectif de contrôler le marché cinématographique américain.
Plus récemment, les influences entre les deux cinémas sont plus diffuses. Nombre de metteurs en scène traversent l’Atlantique, dans les deux sens, en quête de reconnaissance ou de liberté. À la recherche d’une grammaire précise ou, au contraire, pour définir tout ce qui ne va pas avec une certaine idée du cinéma. Quoi qu’il en soit, ce jeu d’influence, d’envie et, peut-être, de jalousie, affecte tantôt profondément, tantôt subtilement, des pans entiers de l’Histoire du cinéma de ces deux pays.
La navette
Le cas Canet, celui d’un réalisateur français auréolé d’une (certaine) légitimité qui file aux États-Unis tourner son film, n’est ni inédit, ni isolé. De récente mémoire, de nombreux réalisateurs ont traversé l’Atlantique pour aller tenter leur chance aux States, dans des domaines aussi divers que la science-fiction (Jean-Pierre Jeunet avec Alien, la résurrection), l’horreur (Alexandre Aja avec La Colline a des yeux, Mirrors et prochainement Horns), la fantasy (Louis Leterrier avec Le Choc des titans), le thriller (Jean-François Richet avec Assaut sur le central 13) ou encore la comédie romantique (Michel Gondry et son Eternal Sunshine of the Spotless Mind). En attendant le prochain Dany Boon, qui vient de signer avec la 20th Century Fox pour développer The Ambassadors, où l’histoire d’un Américain qui doit impérativement rentrer au bercail et qui va se faire aider par des Européens un peu branques. Probablement une comédie.
Derrière ces initiatives se trouve toujours un grand studio – même pour Gondry, tant sa filmographie, sous ses airs d’originalité, se déploie sous l’œil attentif des majors, présents via leurs grosses franchises (Columbia Pictures, filiale de Sony, pour The Green Hornet) ou leur branche indé (Focus Features, filiale d’Universal, pour Eternal et Be Kind Rewind). Et un grand studio soucieux d’entrer dans ses objectifs économiques. Ainsi, le cinéaste français contemporain, au moins celui qui nous intéresse ici, est réduit à son état de faiseur, de money maker, prié de s’adapter aux règles rationnelles et binaires d’une grande multinationale. Certains s’en accommodent très bien, tel Alexandre Aja qui, malgré l’échec de Mirrors, creuse un sillon franc et honnête dans le paysage de l’horreur yankee.
D’autres en ont visiblement souffert. Ceux qui n’auraient jamais dû accepter, d’abord, comme Pitof, faiseur d’effets spéciaux mais pénible réalisateur du bruyant et stroboscopique Vidocq, responsable d’un Catwoman honteux. Xavier Gens, metteur en scène de Frontière(s), perdu dans les limbes du direct-to-DVD (ces films qui sortent directement en vidéo) avec The Divide, une série B pénible elle aussi avec Rosanna Arquette. Mathieu Kassovitz, enfin, qui savait pourtant où il mettait les pieds dès Gothika – produit par Joel « L’Arme Fatale et Die Hard » Silver pour Warner Bros –, a bruyamment accusé la Fox de l’avoir bridé sur Babylon A.D.. Et de s’en sortir avec une pirouette digne d’un hold-up (parfaitement exécuté, reconnaissons cela) : avoir tiré parti du making-of/confessions qui a pas mal « beuzé », Fucking Kassovitz.
Il y a aussi ceux qui font de l’Amérique une toile de fond prégnante, dure et poétique. Qui partent y tourner pour tenter de la déchiffrer. Bruno Dumont, avec son Twentynine Palms, vertigineuse et radicale plongée dans les tréfonds des peurs humaines face au vide, fait de la Californie une terre aride et hostile. Aux antipodes et au négatif de celle colportée par les clichés des machines de studio. Bertrand Tavernier, s’il ne se départit pas d’une fascination forcément subjective pour le semi-continent – il a quand même écrit deux ouvrages-sommes sur le cinéma américain, 50 ans de cinéma américain et Amis américains, deux vrais bons livres –, propose avec Dans la brume électrique une variation sur un thème malade, le Sud, derrière lequel planent les fantômes de la discrimination, du racisme et, in fine, de la mort. Bien avant ces deux réalisateurs, Jacques Tourneur, après une brève carrière française, file s’exiler à Hollywood au cours des années 1930. Son savoir-faire y explose, et il filme un véritable traité sur la démocratie et ses soubresauts avec son western amer, Le Juge Thorne fait sa loi, à ranger tout près de L’Homme qui tua Liberty Valance pour son discours sobre mais dur sur la loi, la justice et l’honneur.
Macadam à deux voies
D’autres choisissent de voyager en restant à la maison. Avec son Made in U.S.A., Jean-Luc Godard, en plasticien qu’il est, utilise et entrechoque les couleurs et les références, les néons et les gabardines, les noms et les situations (un des personnages s’appelle Richard Nixon, un autre Robert MacNamara, Anna Karina est une détective de cartoon, Godard fait référence à Disney et Bogart…). Car déjà, et Godard l’a bien compris, les Histoires s’entremêlent. Arthur Penn, dans Bonnie and Clyde, en 1967, use et abuse du jump-cut (une coupe entre deux plans brouillant le rythme et la cohérence spatiale) popularisé par À bout de souffle, lui-même redevable des films noirs fauchés qui inventaient, faute de moyens. Les va-et-vient entre les deux industries vont tellement vite qu’on ne sait plus qui influence qui, sur quel plan et dans quel but.
Ainsi, Jean-Pierre Melville doit-il beaucoup au film noir américain, ou le film néo-noir américain doit-il beaucoup à Jean-Pierre Melville ? Les influences se brouillent enfin. Les pardessus et les galurins de ses héros de cinéma – lui dont le premier film, Le Silence de la mer, faisait preuve d’une rigueur et d’une austérité – semblent, paradoxalement, sonner l’ouverture de son cinéma. Le Doulos, Le Samouraï, Le Deuxième souffle, Le Cercle rouge et bien entendu Deux hommes dans Manhattan sont imprégnés du folklore mafieux et sous-terrain de l’Amérique des exclus et des gangsters. Fortement influencés par les films bruts des années 1930 et 1940, Melville brouille les cartes et multiplie les références : l’individualisme américain laisse place à une logique de groupe qui verra son apogée dans L’Armée des ombres – drame franco-français –, mais l’esthétique, la lenteur des mouvements et l’impact moral sont bel et bien hérités du noir de l’autre rive. Pourtant, lorsque Michael Mann s’exprime sur les metteurs en scène qui l’ont marqué, le nom de Melville ressort. Le respect, l’effacement de la ligne séparant la loi et la délinquance, l’honneur : autant de thèmes melvilliens que Mann recycle dans Heat et Public Enemies.
Les années suivantes continuent de mélanger les influences. Steven Spielberg, le golden boy de Hollywood qui vient de s’installer comme roi du divertissement après le succès faramineux des Dents de la mer, fait appel à François Truffaut, réalisateur français dont la sensibilité l’émeut, pour tenir l’un des rôles principaux de son troisième long-métrage, Rencontres du troisième type. Ce même réalisateur français que l’Amérique récompense pour La Nuit américaine, film sur le langage qui semble le mieux unir les deux nations : celui du cinéma. Pendant ce temps-là, en France, on tisse des lauriers à Jerry Lewis.
Car une grosse partie du travail de brouillage se fait aussi du côté de la critique. Les Cahiers du Cinéma, Positif, puis Starfix et Mad Movies, toutes à leur manière, aident à faire émerger des cinéastes exigeants, ou mettent en lumière le travail de ceux qui méritent plus qu’un simple coup d’œil. Avec le mot auteur, adopté par la critique américaine, on baptise des deux côtés de l’océan (puis dans le monde entier) les réalisateurs dignes d’attention, ceux qui marquent de leur empreinte un medium qui se plie encore plus à une logique de rentabilité. Les noms d’Howard Hawks ou de Douglas Sirk (germano-américain), puis ceux de George Romero et John Carpenter viennent aux oreilles des cinéphiles français, avec ceux de David Lynch, John Cassavetes… Emmanuel Burdeau a sorti un livre entier dédié à un dialogue avec Judd Apatow, quand les universités américaines enseignent Catherine Breillat – sans parler de Gorin, professeur à UC Santa Barbabra… Toujours cette double entrée, cinématographique ou cinéphile, avec en ligne de mire la volonté d’éclairer un pan inattendu de l’univers cinéma d’un pays allié.
Et ce n’est pas fini : Quentin Tarantino, la larme à l’œil, remercie la France et le public hexagonal de si bien accueillir son cinéma lors de la cérémonie lui rendant hommage au Festival Lumière de Lyon. Les Cahiers du Cinéma, en mai 2013, voient dans The Immigrant, de James Gray, la dernière chance pour son réalisateur d’enfin confirmer son aura acquise avec Little Odessa dans un grand festival international, sous peine de demeurer (tristement ?) « une passion française ». Notons également la ressortie en grande pompe d’un film maudit, La Porte du paradis, plus de 200 minutes de western par un cinéaste, Michael Cimino, à qui un fameux critique français, Jean-Baptiste Thoret, vient de consacrer un ouvrage original et fouillé. Autant d’éléments qui montrent la vivacité tenace avec laquelle le cinéphile redécouvre les trésors du passé, reconnaît le geste gracieux d’une filmographie importante et tend à outrepasser les jugements hâtifs émis le jour J, celui de la sortie.
Les producteurs, hors majors, font aussi voyager les fonds. Derrière les millions de dollars de l’accord Vivendi-Universal/Canal +, grand moment du capitalisme français, Alain Sarde produit Mullholand Drive et Cassavetes est importé par Depardieu après sa rencontre avec Gena Rowlands. Ainsi va la relation entre le cinéma français et le cinéma américain, faite de ces ponts entre les fonds, les styles et les metteurs en scène. À l’heure de l’exception culturelle, un petit retour en arrière prouve toute l’importance d’un cinéma de renégat qui s’affranchit des règles. Petit îlot de liberté au milieu d’un océan de réseaux tout de même motivé par la circulation du cash, il dessine, en France et aux États-Unis, les contours d’un cinéma vivant, aux influences nombreuses, capable de sortir le meilleur du flot d’images permanent qui abreuve les faiseurs, les passeurs et les consommateurs d’images.